Loi sécuritaire française: coup fatal à la liberté de la presse

A demonstrator raises a clenched fist during a demonstration against a bill that would make it a crime to circulate an image of a police officer's face, at Trocadero square, in Paris, France, November 21, 2020. REUTERS/Charles Platiau

by Vincent Peyrègne vincent.peyregne@wan-ifra.org | November 23, 2020


Une proposition de loi française soulève des risques considérables d’atteinte à plusieurs droits fondamentaux, notamment au droit à la vie privée et à la liberté d’information. Désarmées face à la nouvelle donne numérique, les autorités sont incapables de réguler efficacement la violence des réseaux sociaux, et préfèrent renforcer un arsenal législatif répressif. En ébranlant le droit de la presse, la loi sur la sécurité globale porte un coup fatal à la liberté de la presse. Le projet, s’il est voté en l’état, ne pourra que renforcer la défiance vis-à-vis de la presse, et porter préjudice au débat public.

La proposition de loi « sécurité globale » a été examinée par l’Assemblée Nationale, le 20 novembre, dans le cadre d’une procédure accélérée justifiée par l’état d’urgence actuellement en vigueur en France. Cette procédure exceptionnelle n’a pas permis le débat indispensable sur un texte qui porte des risques manifestes à plusieurs droits fondamentaux, notamment celui du droit à l’information. À la suite d’un vote solennel de l’Assemblée prévu le 24 novembre, et avant d’être adopté, il devra être présenté au Sénat avant d’être validé par le Conseil Constitutionnel.

L’article 24 de la proposition de loi « sécurité globale » est l’un des plus contestés. Amendé par l’Assemblée lors du vote du 20 novembre nationale il ne répond toujours pas aux préoccupations de fond portées par cette loi. L’article prévoit de pénaliser d’un an de prison et 45.000 euros d’amende la diffusion de « l’image du visage ou tout autre élément d’identification » d’un policier ou d’un gendarme en intervention lorsque celle-ci a pour but de porter « atteinte à son intégrité physique ou psychique ». Vendredi 20 novembre, les députés ont adopté un amendement de dernière minute du gouvernement mentionnant que l’article s’appliquera « sans préjudice du droit d’informer » et caractérisant plus précisément -par le mot « manifeste »- l’intention de nuire aux forces de l’ordre.

Affaiblissement insidieux des fondements de la Loi sur la Liberté de la presse

S’il représente une avancée, la nouvelle version du texte reste imprécise et son interprétation sujette à des interprétations multiples. Le texte n’apporte toujours pas les garanties nécessaires. Rassurant, le défenseurs du texte estiment que « ce ne sont pas les images prises par des journalistes qui posent problème, ils ne sont d’ailleurs pas concernés puisque la loi vise les publications « malveillantes » ». La question de l’interprétation qui pourrait être faite de cette disposition pose évidemment de graves risques qu’il est impossible de maîtriser dans l’état actuel du texte. Dans ce contexte, la Défenseure des droits Claire Hédon a réclamé vendredi le retrait pur est simple de l’article de loi controversé. L’interdiction de filmer les forces de l’ordre dans un but malveillant est en effet inutile et potentiellement nuisible au contrôle de l’action des forces de l’ordre.

Les professionnels français et plusieurs ONG défenseurs des droits se sont fortement mobilisés pour dénoncer les dérives du texte sécuritaire. Plusieurs journalistes ont été interpelés en début de semaine dernière à la fin d’un rassemblement à Paris organisé à l’appel de Syndicats, organisations de journalistes et collectifs de défense de droits humains. Le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU, a jugé lui-même que la proposition telle que formulée portait des atteintes importantes aux droits de l’Homme et aux libertés fondamentales, notamment le droit à la vie privée, le droit à la liberté d’expression et d’opinion et le droit à la liberté d’association et de réunion pacifique, en contradiction avec la déclaration universelle des droits de l’Homme, le pacte international relatif aux droits civils et politiques et la convention européenne des droits de l’Homme.

Dans les jours précédents le vote, la Commission nationale des droits de l’Homme (CNCDH) avait aussi fait part de sa vive désapprobation à l’égard de cette proposition de loi. La CNCDH, institution de protection et de promotion des droits de l’Homme, chargée en la matière d’un rôle de conseil et de proposition auprès du gouvernement et du Parlement, a déclaré que « par diverses mesures, ce texte vise à donner des gages aux forces de l’ordre, notamment l’interdiction de diffuser des images de policiers. Il opère un transfert de compétences régaliennes aux policiers municipaux et aux agents de sécurité privée, heurtant de front l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. » La CNCDH n’a pas pu faire part de cette analyse en amont du débat parlementaire, dans la mesure où il s’agit formellement d’une proposition de loi portée par des députés et non d’un projet de loi du gouvernement. Cela, ajouté au déclenchement de la procédure accélérée, est emblématique de la dégradation du débat démocratique, dénonce la CNCDH.

La Défenseure des droits a rappelé le caractère public de l’action des forces de sécurité et considère que l’information du public et la publication d’images relatives aux interventions de police sont légitimes et nécessaires au fonctionnement démocratique, comme à l’exercice de ses propres missions de contrôle du comportement des forces de sécurité. La Déclaration des Droits de l’Homme affirme, à juste titre, que tout fonctionnaire doit « rendre compte de son administration ».

À ce projet de loi très controversé, s’ajoute un nouveau schéma national du maintien de l’ordre présenté le 16 septembre 2020 par le ministre de l’Intérieur qui fait notamment obligation aux journalistes d’être détenteurs de la carte de presse et d’être accrédités par les autorités pour pouvoir couvrir une manifestation. Cette disposition a notamment conduit à plusieurs interpellations, lors de la première manifestation du 17 novembre contre la proposition de loi sur la sécurité globale, dont celle d’un journaliste de France Télévisions placé en garde à vue durant une douzaine d’heures.

Un texte perdant-perdant

Le texte soutenu par le gouvernement est contre-productif d’un point de vue de la protection des droits, et s’ajoute à un arsenal législatif de plus en plus illisible et contradictoire. Il est très préoccupant de voir qu’au fil des lois qui se succèdent, ce que nous avons mis des décennies à construire peut être défait du jour au lendemain, durablement. C’est le signe d’un tournant politique majeur. En 2008, une circulaire du ministère de l’Intérieur rappelait que « la liberté de l’information, qu’elle soit le fait de la presse ou d’un simple particulier, prime le droit au respect à l’image ou de la vie privée dès lors que cette liberté n’est pas dévoyée par une atteinte à la dignité de la personne ou au secret de l’enquête ou de l’instruction ». Plutôt que de légiférer à outrance, et dans l’urgence, au risque d’affaiblir durablement les règles de la démocratie et ses droits fondamentaux, il serait préférable de s’interroger sur les moyens mis à disposition des services publics pour rétablir la confiance à l’ère numérique.

Ce n’est pas en renforçant l’opacité qu’il répondra efficacement au véritable enjeu de la violence dans l’espace numérique. Il ajoute simplement du discrédit à des institutions déjà mal en point et porte un coup à la responsabilité des medias d’information chargés de veiller à leur transparence. C’est un texte perdant-perdant.


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